20
FLASH FLASH FLASH
Pretoria : Les rebelles sud-africains bénéficiant de l’assistance militaire occulte du mouvement révolutionnaire d’Amérique latine dirigé par El Libertador affirment que le soulèvement éclair lancé contre l’Union de l’Afrique du Sud a été couronné de succès.
Le gouvernement en titre a demandé un cessez-le-feu et accepté les conditions posées par les rebelles, à savoir de remettre ses pouvoirs à une junte biraciale formée par les dirigeants de l’insurrection.
Selon certains bruits, El Libertador serait en Afrique du Sud en personne, encore que selon d’autres rumeurs il est toujours en Argentine, pays tombé aux mains de son armée révolutionnaire il y a deux mois.
Il semble que le Gouvernement mondial soit frappé de stupeur par la rapidité avec laquelle les rebelles se sont emparés de la nation la plus méridionale de l’Afrique. Les milieux militaires de Messine paraissent partagés : si certains généraux sont partisans d’une intervention en vue de remettre le gouvernement démissionnaire en selle, d’autres craignent qu’une action de ce genre ne plonge tout le continent africain dans la guerre et ne sape l’autorité du Gouvernement mondial.
Les rebelles ont d’ores et déjà annoncé leur intention de faire sécession et de dénoncer le traité d’affiliation associant l’Afrique du Sud au Gouvernement mondial, initiative qui…
David avait finalement quitté la taupinière surpeuplée et suffocante de Séléné à destination de la station Alpha à bord de l’astronef régulier, un bâtiment bulbeux aux aménagements ultraconfortables qui amenait deux fois par mois les touristes à la nation lunaire. Il avait eu droit à une cabine de première classe pour lui tout seul. Il avait pour tout bagage une unique combinaison de saut de rechange – bleue à parements rouges selon la mode sélénite – et un portefeuille bourré de bandes d’identification et de lettres d’introduction adressées par Leonov à Emanuel De Paolo.
Il fallait deux jours pour rallier la station spatiale en orbite à quelques centaines de kilomètres de la Terre tout au plus et le voyage fut une fiesta de quarante-huit heures pour les passagers, presque tous des touristes qui avaient versé des sommes extravagantes pour se livrer à des divertissements extravagants. Ils ne cessaient de danser, de s’amuser à des jeux de société, de jouer et de faire bonne chère. Et à peu près toutes les autres distractions qu’ils pouvaient éventuellement réclamer de surcroît leur étaient dispensées. La section de gravité nulle non pivotante du vaisseau était la grande attraction et le sexe sous 0 G était le principal sujet de conversation.
David tâta de ces singuliers passe-temps. C’était un danseur gracieux mais spontané. Il dévorait de façon prodigieuse en prenant soigneusement note des mets qui lui étaient inconnus : beefsteak, riz, pastèques, gibier, magret de canard. C’était d’ailleurs le magret qu’il préférait à tout. Dans la section 0 G nommée Brave New World baignant dans une pénombre rougeâtre, il trouva des partenaires qui ne demandaient pas mieux que de partager l’intimité tiède et parfumée d’un moelleux nid d’amour de gravité nulle. La majorité des filles de son âge n’avaient encore jamais expérimenté l’apesanteur et elles avaient un vif désir de combler cette lacune.
Mais chaque fois que David regagnait sa cabine, si fatigué qu’il fût, la première chose qu’il faisait était d’allumer l’écran d’observation pour contempler le globe bleu et blanc de la Terre qui grossissait à vue d’œil ; C’est pour de vrai, se disait-il. J’y vais pour de vrai.
Il se demandait parfois fugitivement ce qu’était devenue Evelyn. À Séléné, il avait essayé à plusieurs reprises de lui téléphoner à International News mais on lui avait répondu qu’elle n’appartenait plus à l’agence et on avait refusé de lui donner un numéro où il pourrait la joindre. L’analyse par ordinateur de la liste complète des abonnés de Londres n’avait rien donné. Quelques semaines auparavant, Evelyn avait effectivement une ligne à son nom, mais celle-ci était à présent coupée.
Beaucoup de passagers restèrent à la station Alpha pour poursuivre leurs vacances. C’était la plus ancienne structure spatiale artificielle habitée et il n’était pas un écolier qui ne connût par cœur les photos de cette espèce de roue de bicyclette, copieusement reproduites dans les manuels comme sur les écrans.
Mais l’impatience de quitter Alpha dévorait David qui ne s’attarda que le temps qu’il fallut pour jeter un bref coup d’œil derrière les longues vitres incurvées de la section de transfert. Immense, la Terre se déployait sous ses yeux, occultant tout le reste, si proche qu’on aurait pu la toucher. Des nuages blancs mouchetaient l’azur éblouissant des océans. Des taches brunes et vertes prenaient soudain des formes familières : il reconnut la corne de l’Afrique, la péninsule arabe et même la botte italienne.
Aussi excité qu’un enfant, son petit sac de voyage à la main, il se fraya un chemin à travers la cohue pépiante des touristes qui tournaient en rond, suivant les panneaux et les flèches lumineuses indiquant la direction du quai où attendait la navette en partance pour la Terre.
Les formalités de douane, le contrôle automatique de son billet et la fouille destinée à s’assurer qu’il n’avait pas d’armes, ni sur lui ni dans ses bagages, ne prirent que quelques minutes. Une hôtesse souriante le pilota jusqu’à la trappe d’accès de la navette qu’il se baissa pour franchir et être accueilli par une autre hôtesse tout aussi souriante qui le conduisit à sa place.
Il n’y avait pas de hublots mais un écran était encastré dans le dossier de chaque siège. David boucla son harnais et examina les programmes des divers canaux. Il jeta son dévolu sur l’enregistrement en temps réel fourni par les propres télécaméras de la navette.
Un Oriental bedonnant et asthmatique s’installa pesamment à côté de lui au bord de l’allée centrale. Murmurant quelque chose en japonais, il attacha sa ceinture de sécurité en travers de sa brioche, ferma les yeux et, croisant ses mains boudinées sur sa panse, il ne tarda pas à piquer du nez. David fit le compte des mentons de son voisin – il arriva au total de cinq – et reporta son attention sur l’écran.
Le départ fut d’une telle douceur que si l’hôtesse ne l’avait pas annoncé, le jeune homme ne se serait aperçu de rien. Il bascula vivement sur la caméra de poupe : les longrines d’acier du quai s’éloignaient lentement. Quelques minutes plus tard, la station Alpha, série de roues emboîtées dans d’autres roues qui pivotaient majestueusement sur la toile de fond étoilée du ciel, fut entièrement visible.
David revint à la vue de la Terre. Son aspect se modifiait à mesure que la navette amorçait sa longue orbite ellipsoïdale autour de l’étincelante planète bleue et blanche.
Les haut-parleurs de la cabine se mirent à débiter les conseils d’usage préenregistrés. Les passagers étaient priés de ne pas quitter leurs places sans l’aide d’une hôtesse ou d’un steward. Les Garrison Aerospace Lines déclinaient toute responsabilité en cas d’accidents sous gravité nulle dus à l’inobservation des consignes de sécurité. Puis la voix du commandant de bord s’éleva tandis que son visage, menton carré et tempes grises, apparaissait sur les écrans :
— Nous nous placerons sur une orbite terrestre basse dans une demi-heure environ et la procédure d’entrée en atmosphère interviendra lorsque nous serons à l’ouest de l’isthme de Panama. Je vous recommande de bien regarder l’Amérique centrale sur les écrans avant que nous ne mettions en place les boucliers antithermiques devant les caméras. Nous devrions arriver dans la capitale mondiale à l’heure prévue. Il fait un temps superbe à Messine…
David cessa d’écouter et jeta un coup d’œil sur ses compagnons de voyage. C’étaient apparemment presque tous des hommes d’affaires revenant sans doute d’Île Un. La station Alpha était le point de correspondance utilisé par la majeure partie du trafic à destination et en provenance de la Terre. Il reconnut quelques touristes qui avaient pris le même vol que lui, dont une des partenaires de ses ébats sous gravité nulle. Plusieurs autres passagers, cependant, n’étaient ni des touristes lunaires ni des industriels : c’étaient des gens de son âge.
Le capitaine avait fini son discours. L’image de la Terre se forma à nouveau sur l’écran et David s’abîma dans la contemplation de la planète.
Il était si absorbé qu’il ne remarqua pas que quelques-uns des passagers les plus jeunes se levaient et progressaient en flottant dans la travée centrale. Ils étaient six. Trois d’entre eux se dirigèrent vers l’office, à l’arrière. Quelques minutes plus tard, trois autres se propulsèrent vers le poste de pilotage à l’avant.
Bahjat avait été sidérée par le manque de sérieux de Hamoud en matière de planification. Elle avait été obligée de se mettre elle-même en quête de cinq camarades ayant déjà voyagé sous gravité nulle : il n’avait même pas songé à ce problème. Les cinq hommes n’appartenaient pas plus qu’elle aux masses misérables et affamées. C’étaient des fils de famille qui militaient au F.R.P. parce que ça faisait chic.
Hamoud ne participait pas à l’opération. Il n’avait jamais été dans l’espace et ce détournement était une affaire trop importante pour que l’on puisse se reposer sur quelqu’un qui risquait d’être malade en expérimentant pour la première fois les conditions d’apesanteur.
Et ç’avait été Bahjat, encore, qui avait choisi le meilleur endroit pour faire atterrir la navette volée : l’Argentine. Le commando se poserait chez El Libertador et lui demanderait le droit d’asile : il ne pourrait décemment pas le refuser à des corévolutionnaires.
Il fallait qu’elle agisse en douceur et avec subtilité. Hamoud – nom de code : Tigre – était le patron et il n’admettrait jamais que Shéhérazade soit le cerveau de l’opération.
Sa grande terreur avait été de se faire arrêter au spatiodrome d’Anguillara, à côté de Rome. Sa photo et son code d’identification avaient été diffusés dans le monde entier par les soins de son père. Les consortiums et le Gouvernement mondial la recherchaient. Mais les carabiniers, grands gaillards pleins de superbe avec leurs longues tuniques bleues et leurs coquines moustaches, ne l’avaient même pas remarquée quand elle était descendue du train et avait pris son billet pour la navette d’Alpha. Ils paraissaient beaucoup trop occupés à se pavaner et à se faire admirer pour s’intéresser aux petites Arabes voilées qui trottinaient dans la gare. Il fallait reconnaître qu’Hamoud avait eu le nez fin en jetant son dévolu sur l’Italie comme nouvelle base d’opération.
Bahjat détacha la ceinture de sécurité et se dégagea doucement. Elle avait pris un fauteuil au bord de l’allée centrale afin d’avoir une pleine liberté de mouvement. Son nécessaire à maquillage à la main, elle se propulsa en direction de l’office et des toilettes, au fond de la carlingue.
Un steward se précipita à sa rencontre. Il avançait en prenant appui sur les poignées extérieures dont étaient munis les fauteuils qui bordaient la travée sans que ses pieds touchent le plancher garni de velcro.
— Il ne faut pas vous déplacer toute seule, mademoiselle.
Mais le sourire qui s’épanouissait sur son visage rougeaud atténuait la sévérité de son ton. Il avait les cheveux roux. Comme Denny. Mais pas le même accent. Un Australien ? Aucune importance. Tu es vivant et il est mort, songea Bahjat, la gorge nouée par une boule d’amertume.
— Je vais aux toilettes.
Le steward la prit par le bras, veillant à ce que les babouches de la jeune femme soient bien en contact avec le velcro. Bahjat se laissa guider. Elle savait que Marco était déjà en train de préparer sa panoplie dans les toilettes des hommes. Et le troisième membre du groupe tactique bavardait dans l’office avec les deux hôtesses qui attendaient que les plateaux-repas se réchauffent dans les fours à micro-ondes.
Dès que la porte des toilettes se fut refermée, Bahjat sortit les atomiseurs de son nécessaire. Substituer un gaz somnifère à la laque capillaire qu’ils contenaient originellement avait été un jeu d’enfant. Aucun douanier, aucun détecteur ne pouvait déceler la différence.
C’était un produit inoffensif, Hamoud le lui avait assuré, mais elle n’ignorait pas qu’un cardiaque ou une personne présentant certaines formes d’allergie pouvait en mourir. Elle se mira dans la glace surmontant le minuscule lavabo et haussa les épaules. Nous ne sommes pas responsables de leur état de santé.
Elle consulta sa montre. Encore quarante-cinq secondes. Le visage qui lui faisait face dans le miroir était tendu. Ses yeux cernés étaient rougis par le manque de sommeil.
Ils vont commencer à payer pour ta mort, mon amour, fit-elle intérieurement. Nouveau coup d’œil au cadran. Ils vont commencer… Maintenant !
Elle ouvrit la porte à l’instant même où Marco sortait des toilettes des hommes. Son visage basané, encadré de boucles, était crispé et il avait dans chaque main un atomiseur qu’il serrait si fort que ses phalanges en étaient blanches. Reynaud, qui se vantait d’avoir de l’eau glacée dans les veines à la place de sang, racontait une bonne histoire au steward tandis que les deux hôtesses s’esclaffaient. Tout se passait conformément aux plans.
Bahjat balaya l’allée centrale du regard. Tous les passagers bavardaient, lisaient ou dormaient sauf le grand blond à la carrure athlétique qui n’avait pas quitté son écran des yeux depuis le départ. Il risque de nous créer des ennuis s’il décide de jouer les héros. Tous les autres n’étaient qu’un troupeau de moutons stupides.
Les trois membres du second groupe commencèrent à déboucler leurs ceintures. Leur objectif était le poste de pilotage.
Le steward leur tournait le dos mais l’une des hôtesses, que les histoires pas piquées des vers que débitait Reynaud faisaient pouffer, s’aperçut que trois passagers quittaient leurs places et elle fit signe à leur collègue qui se retourna et soupira :
— C’est pas vrai ! Ils ne se mettront jamais ça dans le crâne !
Bahjat se planta devant le steward pour lui barrer l’accès du couloir.
— Ne bougez pas.
Elle avait parlé bas mais distinctement.
— Il faut que je… (Brusquement, il comprit.) Mais qu’est-ce que vous…
Elle lui envoya un jet de gaz en pleine figure. Le steward tituba et ses yeux chavirèrent. Reynaud l’empoigna et le poussa à l’intérieur de l’office hors de vue des passagers.
Les hôtesses étaient blêmes. Blêmes mais muettes.
— Faites ce qu’on vous dira de faire et tout se passera bien, leur dit Bahjat d’une voix sifflante. Surtout, taisez-vous et gardez votre calme. Si vous faites du tapage, nous y resterons tous.
Les yeux exorbités, les deux filles la dévisagèrent. Puis elles se tournèrent successivement vers Reynaud qui, souriant nonchalamment, eut un haussement d’épaules bien français et vers Marco qui leur décocha un regard menaçant.
— Appelez le commandant de bord, reprit Bahjat. Vous lui direz que le steward a été pris de malaise et que vous avez besoin de son aide.
La plus grande des deux hôtesses, celle qui était le plus près de l’interphone, hésita un instant mais quand Marco fit un pas dans sa direction en grondant, elle décrocha l’appareil et dit quelques mots sur un débit précipité.
Bahjat s’assura que ses trois autres complices avaient pris position devant la porte du cockpit. Ils s’efforçaient d’avoir l’air décontracté de gens qui jouissent de l’apesanteur. Ils étaient, eux aussi, armés d’atomiseurs dissimulés dans leurs poches.
La porte du cockpit s’ouvrit, livrant passage au commandant. L’un des pirates se jeta aussitôt sur lui tandis que ses compagnons s’engouffraient dans le poste de pilotage.
Entendant des éclats de voix, David leva la tête juste à temps pour voir le commandant en train de se colleter avec un homme beaucoup plus jeune que lui. La bagarre fut brève : l’assaillant vaporisa quelque chose droit dans la figure de l’officier qui s’affaissa instantanément.
— Que se passe-t-il ? s’exclama David.
Son voisin, l’homme d’affaires japonais, continuait de dormir du sommeil du juste.
Une voix tomba soudain des haut-parleurs :
— Veuillez rester à vos places. Tant que vous demeurerez assis, vous ne courrez aucun danger.
David se retourna. Trois passagers étaient debout au fond de l’allée devant l’office. Le steward et les hôtesses étaient invisibles. Quand il dirigea son attention vers l’avant, il vit sortir du cockpit un garçon osseux et dégingandé, le visage fendu d’un large sourire. Il leva le pouce en l’air. De l’autre main, il étreignait un atomiseur.
— Que se passe-t-il ? demanda une femme.
— Est-ce que quelque chose est…
Les haut-parleurs mirent un terme aux questions :
— C’est l’officier en second Donaldson qui vous parle. Le bâtiment vient d’être détourné par un commando du Front révolutionnaire des peuples. Je suis chargé de vous dire que si nous obéissons aux ordres, personne n’aura à en pâtir. Mais si nous ne coopérons pas, ils nous exécuteront tous.
Ce fut une explosion de cris et de hurlements. Tous les passagers braillaient à qui mieux mieux et s’agitaient – à l’exception de David et de l’obèse endormi.
— Silence !
C’était une voix de femme. Et qui n’avait pas besoin de l’interphone pour se faire entendre. Bahjat redescendit l’allée centrale en brandissant ses deux atomiseurs comme si c’étaient des grenades.
Ce sont peut-être des grenades, songea David.
— Taisez-vous et ne quittez pas vos places, disait-elle. Nous ne nous poserons pas à Messine mais vous arriverez sur la Terre sains et saufs… si vous faites ce qu’on vous dira !
Elle était belle, elle était jeune, c’était une fille svelte et menue, au teint bistre, qui avait une frimousse de petit chat à l’expression farouche mais néanmoins fragile.
Et elle était folle ! On ne détourne pas une navette spatiale. Ils vont nous tuer tous. Le commandant est déjà hors de combat, mort ou inconscient. Dans quelques minutes, nous allons commencer la manœuvre de rentrée atmosphérique…
David entreprit de déboucler sa ceinture. Il ne savait pas ce qu’il ferait au juste, mais une chose était sûre : il ne pouvait pas rester assis à se tourner les pouces.
La fille à la frimousse de chat pivota sur elle-même et lui fit face.
— Restez dans votre fauteuil !
— Attendez ! Vous n’êtes pas capables de piloter la navette…
— Asseyez-vous !
Ses yeux lançaient des éclairs et elle leva un de ses atomiseurs comme pour en menacer David.
— Mais j’essaie de vous expliquer…
Il y eut un sifflement et un vaporeux brouillard qui picotait la peau se répandit sur sa figure et David retomba sur son siège, inconscient.